12

 

D’un bond, je rejoignis Reness et retins sa main juste avant que la lame ne se pose sur le ventre d’Eace. Interloquée, elle me dévisagea et je soutins gravement son regard, même si mon cœur débordait d’allégresse.

— Il m’est arrivé plusieurs fois d’avoir à ouvrir un ventre pour en extraire un enfant, dis-je avec conviction. Et la mère n’en est jamais morte.

Dans ses yeux éteints, je vis flamber une lueur d’espoir, qui se refléta sur certains des visages autour de nous.

— Jamais ? insista-t-elle.

— Jamais. C’est difficile et dangereux, mais je vous demande de me laisser essayer.

Un long silence s’ensuivit, durant lequel les theas qui nous entouraient se consultèrent du regard.

— Elle n’est pas de la Grande Prairie, dit l’une.

— Ne lui faites pas confiance, Vénérable Thea, conseilla une autre. Les Éléments pourraient en tirer ombrage.

Eace gémit et se tordit de douleur, mais je ne quittai pas des yeux Reness, qui me fixait elle aussi, indécise. Lorsque je la vis enfin hocher la tête et éloigner son couteau, je laissai un long soupir de soulagement fuser de mes lèvres.

— Faites-le, me dit-elle simplement.

— Apportez une table ici et installez-la dessus, ordonnai-je aussitôt. J’ai besoin d’eau, de linges pour éponger le sang, et de la lame la plus fine et la plus tranchante que vous pourrez trouver. Faites vite ! C’est la vie du bébé qui est en jeu.

Indifférente au branle-bas de combat que mes paroles avaient suscité, je tirai de ma sacoche une de mes précieuses aiguilles et une longueur de fil à suturer. Je me forçais à ne rien laisser paraître de mon exultation, mais mon cœur débordait. Enfin, je me retrouvais face à une situation que je pouvais maîtriser, à une tâche que je me savais capable de mener à bien, pour l’avoir déjà accomplie avec succès.

Une sensation merveilleuse m’envahissait. La sensation d’être utile, à ma place, attendue – la sensation d’être de retour chez moi.

Tout en surveillant les préparatifs, je remontai mes cheveux en chignon pour qu’ils ne me gênent pas durant l’intervention. Accroupie à la tête de ma patiente, Amyu lui caressait le front, repoussant ses cheveux trempés de sueur, murmurant à son oreille. Même quand il fallut transporter Eace sur la table qu’on avait apportée de l’extérieur, pas un instant elle ne cessa de la cajoler ni de lui parler.

En m’approchant, je surpris les mots « Captive » et « aider ». Le regard moins égaré qu’avant, Eace souleva la tête, aidée par Amyu, pour me regarder par-dessus son gros ventre.

Un couteau très fin et d’aspect très tranchant – une lame à dépecer, sans doute – fut glissé dans ma main. Autour de moi, hommes et femmes se débarrassaient de leurs tuniques pour résister à la chaleur qui avait encore augmenté sous la tente. Un homme vint me présenter un pichet d’eau et une bassine. En me livrant à l’ablution rituelle, je m’abîmai dans une prière intérieure tandis que l’eau coulait sur mes doigts et sur la lame. Déesse de la Grâce et de la Guérison, puissiez-vous guider ma main !

En prenant place au bord de la table, je vis qu’une nouvelle contraction secouait le corps de ma patiente.

— Tu peux crier, Eace, lui conseillai-je. Cela t’aidera à supporter la douleur.

— Jamais ! s’écria-t-elle, pantelante et ruisselante de sueur, le visage blanc comme neige. Je suis une guerrière de la Grande Prairie ! Je ne crierai pas ! Je ne bougerai pas ! Je chanterai des chants de guerre !

Je jetai un coup d’œil aux femmes plus âgées qui m’entouraient, m’attendant à les voir sourire de cet excès de bravoure, mais toutes l’accueillaient avec le même sérieux imperturbable. Manifestement, elles donnaient raison à Eace. Pour elles, la douleur ne devait pas être combattue mais stoïquement supportée.

Résignée, je poussai un soupir et ordonnai :

— Tenez-la. Je ne veux pas prendre le moindre risque.

Eace se mit à chanter. Des mains se tendirent pour lui immobiliser tous les membres.

— Naissance de l’Air, mort de…

Guerrière ou pas, Eace ne put aller plus loin. Elle ne se laissa pas aller à crier non plus. Elle tressaillit dès que ma lame eut incisé sa chair et, fort à propos, elle s’évanouit. Décidée à tirer avantage de la situation, je m’empressai d’achever la première incision. Deux assistants, de l’autre côté de la table, se relayaient pour éponger le sang.

Eln avait développé une nouvelle technique pour ce type d’accouchement, poussant autant que possible les muscles sur le côté et n’entaillant que là où c’était absolument nécessaire. Je m’appliquai à suivre ses instructions à la lettre tandis que mes mains se frayaient un chemin dans le ventre de ma patiente, utilisant ma lame aussi peu que possible.

Dès que j’eus incisé l’utérus, je tendis le couteau à l’un des assistants et repartis en exploration, cherchant sous mes doigts la tête du bébé. Rapidement, je vérifiai que le cordon ne lui entourait pas le cou et que…

En découvrant au hasard de mes tâtonnements ce que je n’avais pas cherché, j’éclatai de rire, à la grande stupeur des theas qui me dévisagèrent avec inquiétude, comme si j’avais perdu la tête.

Sans prendre le temps de leur expliquer la situation, je m’empressai d’extraire le bébé du ventre de sa mère. Il en sortit avec un plop réjouissant, hurlant sa détresse et sa colère, le visage cramoisi et les poings serrés. Je tendis l’enfant à l’un des assistants, qui le recueillit dans un linge propre.

— Heyla ! s’exclama-t-il en riant. Écoutez les cris d’un guerrier de la Grande Prairie !

Autour de nous, le soulagement était général et le sourire de mise sur tous les visages. Je me remis au travail sans perdre une seconde et tirai du ventre d’Eace un autre bébé – une fille, cette fois. À la face du monde qu’elle avait failli ne jamais voir, elle hurla sa rage et son désarroi, faisant même plus de bruit que son frère.

Des exclamations et des cris retentissaient sous la tente.

— Des jumeaux ! Par tous les Éléments !

Les uns et les autres s’extasiaient devant les bébés. À Reness, qui venait de me rejoindre, je demandai :

— Pourriez-vous vous occuper des cordons ? Il faut que je termine ce que j’ai commencé.

Avec un sourire radieux, elle brandit la lame qu’elle n’avait pas lâchée et acquiesça d’un signe de tête.

— J’en serais honorée, Captive. Ça, je sais le faire.

Concentrée sur ma patiente, je fis en sorte de nettoyer méticuleusement l’incision avant de commencer à recoudre. Je m’efforçais de travailler vite et bien, à petits points, mais le temps et l’hémorragie jouaient contre moi. Amyu n’avait pas quitté la tête d’Eace et continuait à lui caresser le front en me regardant faire avec de grands yeux.

Derrière moi, on s’occupait de nettoyer les nouveau-nés et de vérifier leurs fonctions vitales. Mes assistants ne m’avaient cependant pas délaissée et faisaient de leur mieux pour étancher le sang. Tout en travaillant, je me dis qu’il n’était pas étonnant que cet accouchement se soit mal passé. Les deux bébés étaient de bonne taille, et leur mère n’était pas un gros gabarit. Je ne devais pas oublier non plus qu’elle était une guerrière et qu’elle n’aurait sans doute pas la patience d’attendre couchée une complète cicatrisation.

Cela me donna une idée. Quand j’eus achevé de suturer l’utérus, j’indiquai à l’un de mes assistants ma sacoche posée non loin de là.

— J’ai de la mousse de sang, là-dedans. Enveloppée dans une toile bleue. Cela ressemble à…

— Je sais ce que c’est, coupa-t-il en allant ouvrir la sacoche pour me rapporter ce que je demandais.

En réponse au regard intrigué que je lui lançai, il expliqua :

— L’un des guerriers de l’armée de Keir m’en a donné.

Avant d’appliquer la mousse de sang, je vérifiai par deux fois que l’utérus était bien en place, que les muscles avaient repris leur position d’origine et que les deux lèvres de la plaie étaient propres et correctement jointes.

Sous mes yeux, je vis l’épais tampon de mousse séchée s’humidifier progressivement et changer de couleur, passant du jaune fané au vert pâle. Et quand je le soulevai au bout d’un long moment, la plaie propre et nette apparut, rouge et impressionnante, mais indéniablement refermée.

Reculant d’un pas, je m’épongeai le front d’un revers de main et soupirai de soulagement. Bien que toujours inconsciente, Eace avait les traits moins tirés et le souffle plus régulier. En plaquant ma paume sous son sein gauche, je sentis que son cœur battait avec force et régularité.

— Est-elle… s’inquiéta Amyu en me dévisageant avec angoisse.

Je lui souris, épuisée et en nage, mais heureuse et fière de moi.

— Elle va aussi bien que possible, lui assurai-je. Il faut laisser faire le temps, à présent.

Les theas s’activèrent de plus belle, apportant linges propres et bassines d’eau pour nettoyer la jeune maman inconsciente, changer sa literie et remettre la tente en ordre. On m’offrit un grand baquet d’eau tiède, un pain de savon et de quoi m’essuyer. Je plongeai avec reconnaissance mes mains ensanglantées dans l’eau et commençai à me récurer.

Fatiguée mais soulagée, je ne pouvais m’empêcher de jeter de temps à autre un regard à ma patiente. Grâce à mon savoir et à la bonté de la Déesse, deux vies avaient été sauvées et une troisième le serait sans doute. Luttant contre les larmes de joie qui me montaient aux yeux, je formulai en mon for intérieur une courte prière. Dame de la Lune et des Étoiles, notre Déesse de la Grâce et de la Guérison, merci…

Quand j’eus terminé de me nettoyer, Reness vint me tendre une tunique propre pour remplacer la mienne, maculée de sang. D’un coup d’œil, je vérifiai avant de me déshabiller que personne ne regardait dans ma direction. Rassurée sur ce point, je me retournai et me changeai aussi vite que je le pus.

Reness m’avait regardée faire, intriguée.

— C’est donc vrai, dit-elle, ce que l’on raconte à propos des Xyians ?

Je n’étais pas d’humeur à me formaliser de sa réaction, qui me fit rire gaiement.

— Eh oui, c’est bien vrai. Ce qui explique que je n’aie pas pris de bain depuis mon arrivée au Cœur des Plaines.

— Vraiment ? s’étonna-t-elle, au comble de l’étonnement. Mais pourtant, le lac…

Eace, en revenant brusquement à elle, l’empêcha d’en dire davantage. Amyu, qui n’avait pas quitté son chevet, se mit à rire et pleurer à la fois. La jeune accouchée la dévisagea longuement en clignant des paupières.

— Que s’est-il passé ? s’enquit-elle d’une voix tendue. Où est mon bébé ?

Je parcourus la tente du regard, m’attendant à voir quelqu’un lui faire la surprise de placer les deux nouveau-nés dans ses bras. Mais les bébés avaient été emportés.

— Mon bébé ! lança plaintivement Eace en luttant pour se dresser sur son lit. Où est mon bébé ?

Les theas, hommes et femmes, se rassemblèrent autour d’elle, les mains tendues pour la caresser et l’inciter à se rallonger. Posant la main sur son front, Reness expliqua d’une voix douce, en la fixant gravement :

— Deux enfants sont nés. Tu attendais des jumeaux, Eace. Cela fera deux tatouages sur ton bras. À présent que tu as contribué à l’avenir des Tribus, tu peux te reposer.

— Deux ? répéta-t-elle, se débattant pour résister aux mains qui la retenaient. Des jumeaux ? Où sont-ils ? Je veux les voir !

— Ils sont dans les bras de la Tribu, assura doucement l’un des hommes. La Tribu veillera sur eux.

— Mais… je veux… Je voudrais…

La voix d’Eace se brisa dans un sanglot. En voyant son visage se décomposer et de grosses larmes perler au coin de ses yeux, je sentis ma gorge se serrer. Pourquoi se montrait-on si cruel avec elle ? Pourquoi ne lui rendait-on pas tout simplement ses enfants ?

Soudain, tous les hommes présents autour de son lit s’inclinèrent profondément, suffisamment pour montrer leur nuque à la jeune mère éplorée. Puis, sans un mot, ils tournèrent les talons et quittèrent la tente. Reness, qui n’avait pas bougé, plaça sa main sur les lèvres d’Eace et entonna une mélopée semblable à une plainte venue du fond des âges.

— Nous sommes les porteuses de vie. Et ce que nous donnons, on nous le prend. Nous sommes le ventre des plaines.

Les autres femmes répondirent en chœur :

— Tel est notre fardeau, telle est notre peine.

Leur murmure était à peine audible. Sans doute ne pouvait-on pas les entendre de l’extérieur.

Reness tourna la tête et tendit le bras pour m’inviter à les rejoindre. Je fis un pas en avant et me sentis attirée dans le groupe par des bras qui se refermèrent autour de moi. Au centre du cercle de femmes qui la cernaient, Eace était cajolée, caressée, consolée sans cesse.

— La Tribu s’est agrandie, chanta Reness. La Tribu s’est renforcée. La Tribu s’est enrichie.

Eace pleurait toujours, mais elle le faisait désormais en silence, les yeux clos.

— Tel est notre fardeau, répondit le chœur tout bas. Telle est notre peine.

— Nos enfants nous sont enlevés, se plaignit Reness d’une voix qui n’était plus qu’un murmure. Nos bras restent vides.

Eace ouvrit les paupières et plongea son regard dans celui de la Vénérable Thea. La douleur dans ses yeux était telle que je dus me mordre les lèvres pour ne pas crier. Son chagrin se reflétait sur les traits de toutes les femmes autour d’elle. J’aurais tant voulu aller chercher ses enfants et les lui placer dans les bras ! Mais je commençais à comprendre que j’aurais commis un sacrilège en m’opposant ainsi aux traditions firelandaises.

— Tel est notre fardeau, répétèrent une dernière fois les theas. Telle est notre peine.

Le cercle se resserra encore, les bras des unes enlaçant les tailles des autres. Toutes communiaient dans la même souffrance, dans la quête d’une impossible résignation.

Pourtant, Eace hocha la tête en signe d’acceptation. Et quand Reness conclut le rituel, les lèvres de la jeune mère formèrent les mêmes mots en écho.

— Tel est le prix de notre liberté.

Un grand silence se fit sous la tente. Puis Reness se pencha, prit les joues d’Eace en coupe entre ses mains et déposa un baiser sur son front.

— Tu as bien servi les Tribus, guerrière. Dénude ton bras et reçois tes tatouages.

Se redressant, elle ajouta, tout sourire :

— Ensuite, nous pourrons danser !

Les femmes, autour de nous, manifestèrent leur approbation en trépignant et en criant de joie. Certaines partirent chercher de quoi tatouer le bras d’Eace, d’autres allèrent prévenir les hommes qu’ils pouvaient revenir.

Eace fronça les sourcils, se redressa en grimaçant et posa les mains sur son abdomen.

— Je… je croyais que vous deviez m’ouvrir le ventre, balbutia-t-elle. Comment se fait-il… que je sois encore là ?

Ce fut Amyu qui lui répondit.

— Grâce à la guérisseuse xyiane.

— Comment… comment a-t-elle fait ? Est-elle allée me chercher au-delà des neiges ?

— Non ! m’exclamai-je sèchement.

Je refusais de laisser courir une pareille rumeur. Après, il serait trop tard pour l’arrêter. D’une voix radoucie, je lui expliquai en la fixant au fond des yeux :

— J’ai utilisé mon savoir pour t’ouvrir le ventre et donner naissance aux bébés sans trop te blesser. La douleur t’a fait perdre connaissance. J’ai refermé la plaie aussi bien que possible. Elle va cicatriser, mais tu continueras à souffrir pendant quelque temps et tu devras te montrer patiente et ne pas abuser de tes forces si tu veux guérir. Dors autant que tu le peux. Dans un premier temps, c’est le meilleur remède pour toi.

Eace, les yeux écarquillés, me dévisageait sans paraître comprendre ce que je lui disais. Comme les theas commençaient à s’impatienter, Reness me prit par le bras pour m’entraîner à l’écart, pendant qu’on se préparait à tatouer le bras de ma patiente.

— Elle va vraiment guérir ? me demanda la Vénérable Thea.

Me voyant acquiescer, elle insista :

— Pourra-t-elle porter d’autres enfants ?

— Je n’en sais rien, avouai-je. Ce sera aux Éléments d’en décider.

— Pourra-t-elle allaiter ?

— Normalement, oui.

Je me mordis la lèvre inférieure et ajoutai :

— Nourrira-t-elle elle-même ses propres enfants ?

Reness secoua la tête et alla chercher ma sacoche pour me la rendre.

— Non, répondit-elle. Elle nourrira d’autres enfants.

Rattrapée par la curiosité, je m’entendis demander :

— Et que se passera-t-il si elle ne peut plus être enceinte ? Je sais que chaque femme doit cinq enfants à…

Les yeux de Reness se portèrent sur Amyu, qui était en train de remettre sa tunique. Consciente de l’attention dont elle était l’objet, la jeune femme tressaillit et baissa la tête. En hâte, elle acheva de se rhabiller, mais j’avais eu le temps de remarquer qu’aucun tatouage n’ornait son bras gauche. Bien qu’en âge de procréer, Amyu n’avait jamais eu d’enfants. Nos regards se croisèrent. Dans les profondeurs du sien, je perçus cette grande souffrance que je n’avais pas su y discerner jusqu’alors.

Reness se rembrunit et fourra ma sacoche dans mes bras.

— Il vous faut retourner à votre tente avant que votre absence soit découverte, me dit-elle. Partez maintenant.

Prise de court, je protestai :

— Mais… Eace doit être surveillée. Il faut veiller régulièrement à ce que…

— Nous allons nous en charger, assura Reness en passant ma cape sur mes épaules.

Amyu me poussa doucement vers la sortie, mais je n’étais pas décidée à abandonner ma patiente.

— Peut-être faudrait-il qu’un prêtre guerrier…

Reness laissa fuser un rire caustique.

— Le prêtre guerrier qui acceptera de s’occuper d’une naissance difficile n’est pas encore né !

À court d’arguments, je la dévisageai sans protester davantage. La Vénérable Thea en profita pour joindre ses efforts à ceux d’Amyu.

— Soyez sans crainte, nous prendrons bien soin d’elle, promit-elle. Et je vous jure qu’on ira vous chercher en cas de problème. Allez-y vite, maintenant.

Rafe et Prest nous escortèrent sans rien dire jusqu’à ma tente. Amyu ne se montra pas plus diserte, et je me gardai bien de la presser de questions. Ma curiosité devrait attendre, pour être satisfaite, que j’aie dormi un peu.

Avant de glisser dans le sommeil, cependant, je me fis une promesse : quand le jour viendrait, je ne laisserais personne me prendre mon bébé. Il faudrait que je sois morte pour accepter qu’on me l’enlève des bras !

J’attendis le petit déjeuner pour tenter de briser le mutisme dans lequel Amyu s’était enfermée. Quand, après m’avoir servie, elle s’inclina devant moi et tourna les talons pour s’éclipser, je m’empressai de la rappeler.

— Amyu !

Elle se figea sur place et, visiblement à contrecœur, se retourna, les yeux baissés.

— Amyu…

À présent que je m’étais décidée à parler, je ne savais que lui dire. Elle me prit de vitesse.

— Je suis stérile, annonça-t-elle d’une voix neutre, le visage vide de toute émotion. Je ne suis jamais tombée enceinte depuis que mes cycles lunaires ont débuté.

Le regard obstinément baissé, elle ne bougeait pas, mais ses poings serrés contre ses flancs trahissaient la tension qui l’habitait.

— J’ai prié tous les Éléments, poursuivit-elle. Essayé les remèdes suggérés par d’innombrables theas et initiateurs. J’ai même réussi à convaincre un prêtre guerrier de me soigner, mais mon corps n’a jamais voulu porter d’enfants. Et aujourd’hui, ce qui autrefois m’apportait du plaisir n’est plus qu’une source de souffrance.

D’un geste de la main, je lui indiquai le siège situé face au mien. Mais, comme pétrifiée par cette confession, elle ne répondit pas à mon invite.

— Amyu… dis-je d’un ton amical. Je peux…

— Savez-vous pourquoi on m’a désignée pour vous servir ? coupa-t-elle. Parce que, au cas où vous parviendriez à me corrompre en faisant de moi une Xyiane, cela n’aurait aucune importance.

Cette précision me glaça le sang.

— Je ne comprends pas, avouai-je dans un souffle. Pour quelle raison cela n’aurait-il pas d’importance ?

Redressant la tête, elle répondit d’un ton qui se voulait détaché mais trahissait sa fierté blessée :

— N’ayant jamais porté d’enfants, j’en demeure une moi-même. Je ne deviendrai jamais guerrière de la Grande Prairie. Il n’y a aucun avenir pour moi. Quand je me serai acquittée de ma tâche auprès de vous, j’irai rejoindre les neiges.

Je comprenais mieux, à présent, pourquoi on l’avait à plusieurs reprises taxée d’« enfant » devant moi. Cela n’avait rien d’un terme affectueux. Bien au contraire…

Accoudée à la table, je me penchai vers elle et cherchai mes mots. J’aurais tant voulu la convaincre !

— Amyu, je connais un moyen pour aider les femmes qui ne parviennent pas à tomber enceintes. Mais je n’ai pas ce qu’il faut ici. Certaines herbes, dans les montagnes d’où je viens…

— Avoir recours à votre magie afin d’enfanter pour les Tribus ? coupa-t-elle. Qu’est-ce que cela ferait de moi ? Une Xyiane ?

Une grimace de mépris éloquente tordait son visage. Sans rien ajouter, elle se retourna et s’apprêta à sortir.

— Tu as réclamé mon aide pour sauver Eace, répliquai-je en hâte. Pourquoi ne l’accepterais-tu pas pour toi ?

Le dos raide, elle marqua une pause et me lança d’un ton glacial :

— Mangez, Fille du Sang de la Maison de Xy. On est en train de vous préparer un bain.

Sur ce, elle me laissa plantée là, face à une nourriture pour laquelle je n’avais plus aucun appétit. Combien de vies, comme celle de Marcus, comme celle d’Amyu, étaient-elles gâchées à cause des traditions rigides de la Grande Prairie ?

Machinalement, je bus une gorgée de kavage et laissai l’amertume du breuvage envahir ma gorge. Soudain, ce que je tentais d’accomplir me parut vain et sans espoir. L’idée que je puisse influencer ces gens enracinés dans leurs us et coutumes, même avec l’aide de Keir, frisait le ridicule. Comment avions-nous pu rêver d’unir deux peuples si dissemblables en faisant de leurs différences une force pour l’avenir ?

Keir… Penser à lui m’emplissait de tristesse tant il me manquait. J’aurais tellement voulu l’avoir près de moi, pour lui parler, le regarder, le toucher… ou simplement pour sentir sa présence à mes côtés. Je haïssais cette séparation forcée, et le fait de ne pas savoir quel sort lui était réservé me tourmentait. Peut-être pourrais-je lui faire parvenir un message, par l’intermédiaire de Rafe ou de Prest…

Tout en dressant une ébauche de plan sous mon crâne, je pris machinalement une galette de pain et la portai à mes lèvres. Je commençais à peine à mâcher une première bouchée quand je m’interrompis. Amyu, avant de sortir, n’avait-elle pas dit quelque chose à propos d’un bain ?

 

— Ce n’est pas tout à fait ce que j’avais en tête…

Je devais me retenir pour ne pas éclater de rire.

Ce n’était pas de leur faute, mais mes hôtes avaient tout de même une drôle de conception de ce qu’était un bain à la mode xyiane.

Au-dessus d’un ruisseau qui formait une sorte de piscine naturelle avant d’aller se jeter dans le lac, ils avaient dressé une tente carrée qui s’élevait d’une rive à l’autre. Il n’y avait pas de toit, mais la toile de tente plongeait sous l’eau. On avait pris la précaution de me demander si l’intimité requise valait également pour les Cieux, et j’avais répondu solennellement que ce n’était pas un problème.

— Mais je dois reconnaître, ajoutai-je sans me départir de mon sérieux, que ça ne pourrait pas être plus intime.

Les prêtres guerriers de mon escorte, qui épiaient mes réactions, avaient l’air particulièrement remontés contre moi. Reness, à qui je devais cette délicate attention, avait manifestement suffisamment d’influence pour les faire plier. Sans doute m’en détestaient-ils davantage encore.

— Bien sûr, ajoutai-je d’une voix mielleuse, mon Seigneur de Guerre, lui, se serait arrangé pour que je puisse avoir de l’eau chaude…

Du coin de l’œil, je vis Amyu réprimer un sourire. Avec un haussement d’épaules hautain, les prêtres guerriers s’éloignèrent pour aller faire le guet.

— Nous monterons la garde en aval et en amont, me lança l’un d’eux par-dessus son épaule. Afin que personne ne vienne vous déranger.

Amyu me tendit un panier dans lequel elle avait glissé mes affaires de toilette, quelques serviettes et une tenue de rechange. Laissant ma sacoche au pied de la tente, je me saisis du panier avec une certaine satisfaction. Je n’allais pas avoir chaud, mais c’était bien un bain qui m’attendait, et il me tardait de me laver les cheveux.

— Je reste dans les parages, me dit Amyu. Appelez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit.

J’attendis qu’elle ait remis soigneusement en place le voile qui condamnait l’entrée de la tente pour me déshabiller. Le soleil était haut dans le ciel. Il me réchaufferait lorsque je sortirais de l’eau. Du moins l’espérais-je… Peut-être aurais-je également le temps de laver mes dessous.

Assise nue dans l’herbe au bord du ruisseau, je me mis à la recherche de mon précieux savon parfumé à la vanille. Il me restait également un peu d’huile que je comptais garder pour mes cheveux. Après avoir soigneusement disposé à portée de main tout ce dont j’avais besoin, je me retournai pour m’immerger progressivement.

Haletante, je m’efforçai d’ignorer la morsure de l’eau glacée et m’obligeai à faire quelques pas. Le fond était sableux et égal sous mes pieds. Je plongeai le bras dans l’eau pour ajouter un peu de sable à mon savon. J’étais déterminée à me récurer autant que possible. Le sable me permettrait de me gommer la peau.

Rapidement, la température de l’eau me parut beaucoup plus supportable. Tout en me savonnant, je gagnai le centre du bassin, où la profondeur était plus importante. Retenant mon souffle, je parvins enfin à plonger la tête sous l’eau et entrepris ensuite de me laver les cheveux. Sans doute allaient-ils mettre longtemps à sécher, mais cela en valait la peine. L’eau vivifiante et la sensation d’être enfin propre me procuraient un bien-être qui me faisait oublier toutes mes peines et tous mes doutes.

Enfin, après m’être rincée deux fois, je me relevai et commençai à essorer mes cheveux. Rapidement, je les rassemblai en une natte grossière que je rejetai sur mon épaule avant de me diriger vers la berge. La chair de poule hérissait ma peau, et j’étais décidée à me sécher et à me rhabiller avant de…

Une main, dans les profondeurs, se referma soudain sur ma cheville. Tétanisée, je lâchai mon savon et faillis pousser un cri, que je retins juste à temps en voyant la tête de Keir émerger devant moi. Lentement, il se redressa, ruisselant d’eau et glorieusement nu. Étouffant sous ma main un cri de joie, je dévorai des yeux son visage.

— Lara, chuchota-t-il en tendant un bras vers moi. Nous devons…

Je ne le laissai pas prononcer un mot de plus. Je bondis dans ses bras, passai une main impérieuse derrière sa nuque et partis à la conquête de ses lèvres.

Keir gémit contre ma bouche. Ses bras se refermèrent autour de moi comme s’ils ne devaient plus jamais me lâcher. Encore et encore, je l’embrassai avec passion, incapable de me rassasier de ses lèvres, de son contact, de son souffle chaud sur ma peau glacée.

Au bout d’un moment, cependant, Keir parvint à mettre un terme à nos baisers.

— Arrête ! protesta-t-il. Nous devons parler.

De nouveau, je m’emparai avidement de ses lèvres et passai une jambe derrière sa hanche pour l’arrimer à moi. Ses bras descendirent le long de mon dos ; ses mains possessives se refermèrent sur mes fesses et me soulevèrent. Agrippée à ses épaules, je ne l’aurais lâché pour rien au monde.

Avec un gémissement sourd, Keir me pénétra. Un long soupir m’échappa. Cela faisait si longtemps… Il ne tarda pas à imprimer un rythme frénétique à notre union. Je sentais sous mes mains les muscles de ses épaules et de ses bras travailler sans relâche. Le souffle de plus en plus court, je lui murmurai des mots d’amour et d’encouragement, jouant du bout des doigts avec ses cheveux.

L’extase nous cueillit tous deux au même instant, serrés l’un contre l’autre, étouffant tant bien que mal nos cris de jouissance. L’air était glacé, mais il n’y avait plus qu’une chaleur torride entre nos deux corps serrés au plus près. Tandis que nous tentions de reprendre notre souffle, je caressai du bout des doigts ses épaules humides.

— Les Cieux sourient aux audacieux, murmurai-je contre son oreille.

Rejetant la tête en arrière, Keir me sourit.

— Il me fallait te voir, dit-il tout bas. Te parler. Te toucher, te sentir, te…

Incapable de réprimer le désir qui bouillonnait en moi, j’étouffai ses dernières paroles sous mes lèvres pour un nouveau baiser passionné. Une part de moi-même frémissait à l’idée du risque que nous prenions. Une autre part tremblait pour de tout autres raisons.

Doucement, Keir se retira et me souleva pour me porter plus haut contre son ventre. À grandes enjambées, il rejoignit la berge, où se trouvaient mes vêtements.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, chuchota-t-il en me posant délicatement dans l’herbe. Lara, nous…

Lançant les bras en avant, je refermai mes mains autour de son cou et me laissai tomber en arrière. Keir ne résista pas plus d’une seconde avant de capituler et de couvrir mon corps du sien. Un nouveau gémissement lui échappa, empreint d’un tel désir et d’une telle frustration que j’en frémis de bonheur.

Dans un dernier sursaut de lucidité, Keir se redressa sur les coudes et protesta faiblement :

— Lara ! Ce n’est pas…

Je m’immergeai dans le bleu si pur de ses yeux et lui souris en susurrant :

— Tais-toi donc un peu, Keir du Tigre. Et prends-moi !

Il n’en fallut pas davantage pour déchaîner le fauve en lui. Avec un grondement sourd, il se plaça entre mes cuisses. Aussitôt après, le monde autour de moi se mit à tourner follement. Je répondis avec enthousiasme à chacun de ses coups de reins, les bras refermés autour de sa nuque, le visage enfoui dans son cou. Et à l’instant où je sentis que mon corps allait sombrer dans de nouveaux abîmes de plaisir, je plantai mes dents dans la chair qui se trouvait à ma portée.

Pantelante comme je l’étais, ce fut à peine si je sentis Keir s’arc-bouter au-dessus de moi et jouir à son tour. En revanche, je me figeai comme lui lorsque j’entendis la voix d’Amyu s’élever à l’extérieur de la tente.

— Xylara ? Quelque chose ne va pas ?

Keir réagit dans la seconde. J’eus à peine le temps de me sentir soulevée de terre. L’instant d’après, nous plongions tous deux dans le bassin. L’eau glaciale acheva de me faire reprendre mes esprits. Lorsque je refis surface, je trouvai Amyu sur la berge. Sa dague brandie devant elle, elle inspectait les lieux.

Cachant mes seins sous mes mains, je fis mine de m’offusquer :

— Amyu !

— Il m’a semblé entendre quelque chose, expliqua-t-elle en me fixant d’un œil soupçonneux.

— Ce n’est rien. J’ai perdu mon savon dans l’eau et je suis tombée en essayant de le rattraper.

Lui tournant le dos, j’ajoutai :

— À présent, si ça ne te dérange pas…

En l’absence de réponse, je vérifiai au bout d’un instant par-dessus mon épaule qu’elle s’était bien éclipsée. Puis je me penchai pour scruter avec espoir le fond de l’eau, mais Keir n’était plus là.

L'élue
titlepage.xhtml
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html